samedi 6 novembre 2010

Areva, le Niger et les Touaregs: une histoire des conflits d'intérêts

Entre le Niger et Areva, les relations se sont tendues. Et si la rébellion touareg est terminée, la culture du banditisme armé reste présente chez les jeunes adultes plus attirés par les trafics que par l’intégrisme.

Au Niger, les intérêts stratégiques de la France sont en jeu. Les mines d’Arlit produisent l’uranium indispensable au fonctionnement des centrales nucléaires d’EDF qui fournissent les trois quarts de l’électricité consommée dans l’Hexagone. Mais pour se prémunir des aléas plus géopolitiques que géologiques, le groupe français Areva, numéro un mondial de l’extraction d’uranium (8.623 tonnes en 2009 dans le monde) a diversifié ses sources. Il opère aussi au Canada, au Kazakhstan, en Namibie…
Cette diversification se justifie d’autant plus que, selon les statistiques établies par Bertrand Barré, conseiller scientifique du groupe, les réserves d’uranium au Niger ne représentent que 3% des réserves mondiales, contre 24% pour l’Australie, 17% pour le Kazakhstan, 13% pour le Canada… Mais la place du Niger dans l’univers d’Areva s’en trouve modifiée et les relations entre Paris et Niamey passent par des épisodes d’extrême tension.

Le Niger n’est plus la carte maîtresse d’Areva
En 2008, le gouvernement nigérien a accusé Areva de soutenir la rébellion touareg et prévenu les autorités françaises qu’il serait dorénavant beaucoup plus attentif aux propositions de groupes concurrents dans l’extraction d’uranium, notamment chinois. Ainsi, alors que les mines au Canada sont devenues les principaux gisements d’extraction d’Areva et que montent en puissance Kazakhstan et Namibie, la part des mines du Niger va encore reculer.
Cette situation ne semble pas être totalement étrangère aux conditions de l’enlèvement sur le site d’Arlit de cinq Français, un Malgache et un Togolais, opération revendiquée par Aqmi (al-Qaida au Maghreb). Compte tenu des intérêts stratégiques de la France sur place, on peut être stupéfait d’apprendre que la surveillance du site n’était assurée que par des vigiles non armés dans un Sahel où le risque terroriste existe et où des enlèvements sont régulièrement perpétrés. Certes, l’accord négocié par Paris et Niamey à la suite des tensions de 2008 prévoit que les sites d’Areva au Niger sont sous la protection de l’armée et de la gendarmerie nigériennes. Mais manifestement, compte tenu de la fraîcheur des relations qui s’est installée entre les deux capitales, cette protection d’intérêts français n’est plus la priorité des autorités de Niamey. 

Protection sous condition, avertissement sans suite
D’autant que le Niger manque de moyens: dans une lettre à Areva datée du 1er septembre, le capitaine Seydou Oumanou, préfet d’Arlit, soulignait que «la situation sécuritaire reste hélas précaire dans la région d’Agadez en raison des actes de banditisme de plus en plus fréquents. Cette situation est malheureusement en train de se dégrader davantage particulièrement dans le département d’Arlit. (…) Vous comprendrez que dans ces conditions la menace du groupe Aqmi est à prendre au sérieux car un tel contexte est favorable à toutes les actions crapuleuses». Insistant sur le manque de moyens à sa disposition, le préfet «exhortait» la direction du groupe à créer une «dynamique» et de fournir des «contributions en moyens matériels et financiers nécessaires». En clair, le préfet d’Arlit demandait à Areva de contribuer au financement de sa protection par l’armée.
La direction d’Areva a bien pris connaissance de cette lettre, estimant qu’elle «s'inscrit dans le cadre du dialogue et de l'évaluation permanente des moyens financiers et matériels qu'Areva met à disposition des autorités gouvernementales du Niger». Les choses en sont restées là, malgré la menace créée par la présence dans la région, comme indiqué dans la lettre. Car à la suite des rencontres les 8 et 10 septembre avec les autorités militaires et administratives, Areva a considéré que «ni le préfet d'Arlit, ni les autres autorités n'ont communiqué d'information particulière».

Des Touaregs hors de contrôle
Conseillé par la société EPEE, spécialisée dans l’assistance des entreprises à l’étranger et la protection de leur patrimoine, Areva s’assure les services de sociétés locales de gardiennage pour assurer la sécurité sur les sites. Celles-ci emploie des Touaregs, ce qui avait permis au gouvernement de Niamey d’accuser le groupe de soutenir la rébellion au moment des soulèvements dans toute la zone sahelienne.
Aujourd’hui, la rébellion est terminée. L’Algérie a beaucoup travaillé à l’abandon de la violence. Même le président libyen Khadafi qui, en 2006, militait pour la création d’une Ligue populaire et sociale des tribus du Grand Sahara et voulait réunir à terme tout le Sahara en un État fédéral, a appelé au dépôt des armes. Celui-ci est intervenu en 2009 à l’occasion d’une réunion des tribus touaregs du Mali, du Niger et de la Libye, rappelle le journaliste engagé Saâd Lounès. Pour faire bonne mesure, le Niger a décrété l’an dernier une amnistie pour les rebelles touaregs.
Toutefois, les regroupements de population continuent de poser problème. La majorité des tribus touaregs cherchent maintenant à acquérir une certaine autonomie régionale, mais leur situation s’est dégradée. «Chacun y a contribué en utilisant les divisions et les intérêts à court terme des uns et des autres», commente un diplomate qui fut en poste dans la région. Dans ce contexte, les fondements d’une culture fortement imprégnée par le banditisme armé demeurent très présents. Et certains jeunes adultes de ces tribus attirés par l’argent facile, ont vite fait de choisir la participation à des trafics de toutes natures à travers le Sahel.
Cigarettes, carburants, armes et enlèvements, le Sahara devient une plaque tournante parcourue par des bandes armées. Les otages entrent dans cette logique de monnaie d’échange. C’est ainsi que s’établissent des axes de convergences avec Aqmi, que la surveillance des personnels d’Areva s’est révélée défaillante et que, d’après Le Monde, le président de la société EPEE a pu parler de «trahisons internes». Mais pour les Touaregs eux-mêmes qui peuvent offrir à Aqmi l’apport logistique dont les islamistes peu nombreux sur place ont besoin, les enjeux ont changé. Cette évolution par ailleurs très récente n’a pas été suffisamment perçue et intégrée par les sociétés nigériennes de gardiennage et par les responsables des systèmes de sécurité d’Areva.

Pas de dérive intégriste chez les anciens rebelles
Pour autant, les spécialistes du Sahel ne perçoivent pas –à ce stade– de dérive des Touaregs vers l’islamisme. «Il n’y a pas d’islamisme, pas d’intégrisme chez les Touaregs, confirme Thierry Tillet, maître de conférences à l'Université de Grenoble et spécialiste de l’histoire saharienne. Mais il existe un problème d’intégration des Touaregs parce qu’ils sont craints par le gouvernement nigérien qui est du sud.»  Cette fracture a de lourdes conséquences: «Le problème posé par Aqmi pourrait être réglé par les Touaregs, mais le gouvernement ne veut pas leur donner des armes, et les Touaregs disent qu’ils ont rendu les leurs en mettant fin à leur rébellion.»

L’Europe en retard dans l’antiterrorisme au Sahara
La France a aussi sa part de responsabilité. Ses centres d’intérêts se détournent des pays d’Afrique occidentale; au Niger, la Chine prend de plus en plus la place qu’elle occupait autrefois. Et dans le cadre du Plan Sahel contre le terrorisme qui associe la Mauritanie, le Mali et le Niger, elle reste très en retrait pour apporter son soutien tout comme les autres pays de l’Union européenne, commente le journal algérien Le Temps. Au point que, dans le cadre de leur politique globale, les Etats-Unis se révèlent aujourd’hui plus présents que les pays européens pour mettre en place une association transsaharienne antiterroriste. Pour la société EPEE, «il est temps que ce plan devienne réalité»: depuis sept ans, on compte pas moins d’une soixantaine d’otages enlevés dans la zone du Sahel.

Gilles Bridier