jeudi 29 avril 2010

Fiction diplomatique

Un ambassadeur de France en exercice peut-il publier un roman sur un sujet aussi sensible que le terrorisme islamiste ? Oui, apparemment. Il faut dire que Jean-Christophe Rufin n'est pas du sérail : ce médecin, qui a exercé entre autres la psychiatrie à l'hôpital Saint-Antoine, à Paris, est devenu écrivain, a obtenu le prix Goncourt en 2001 pour Rouge Brésil (Gallimard), avant d'entrer à l'Académie française.

Son poste d'ambassadeur au Sénégal et en Gambie lui permet d'observer autrement l'Afrique qu'il avait connue naguère commeFrench Doctor.

Son héroïne, Jasmine, a réussi à se faire embaucher au service du protocole du Quai d'Orsay. De fil en aiguille, on va découvrir qu'elle est au coeur d'un diabolique complot. Mais qui est exactement cette jeune veuve de consul, à cheval entre deux mondes ? Jean-Christophe Rufin emploie toute la panoplie classique du thriller pour nous dévoiler peu à peu son rôle et sa personnalité.

Le suspense est entretenu par de courts chapitres, qui doivent laisser le lecteur en haleine. "Je crois que tu ferais mieux de tout raconter maintenant", s'exclame un personnage page 142. Point final. Page 143, c'est une autre scène, avec d'autres personnages, à plusieurs centaines de kilomètres de là... Le procédé est employé à plusieurs reprises.

Dans le Sahara, mine de rien, on se marche sur les pieds. Toutes sortes de gens se promènent dans cette immensité, sans véritables frontières, qui va de la Mauritanie au Tchad, en passant par l'Algérie, le Mali et le Niger : des Touareg, des trafiquants, des djihadistes, des espions... Plusieurs groupes concurrents, qui se réclament d'Al-Qaida, n'hésitent pas à commettre des attentats ou des enlèvements loin de leur camp de base (katiba).

Dans ce désert plein de dangers, un certain Kader Bel Kader est, si l'on peut dire, comme un poisson dans l'eau. Ce Robin des sables, bien équipé, vend de la protection à grande échelle. Il fournit des gardes du corps, des vivres, des cigarettes de contrebande, des appareils électroniques et naturellement des armes de tout acabit. "Il avait surtout une inépuisable provision d'histoires, longues ou courtes, anciennes ou récentes, vraies ou fausses. Grâce à elles, le désert devenait un village."

Jean-Christophe Rufin nous fait pénétrer dans le cerveau de ces fondamentalistes qui sont toujours entre deux prières, le kalachnikov à portée de la main. Les dialogues sonnent juste. A Paris, nous assistons, entre autres, à "l'essayage" d'une ceinture d'explosifs sur un futur martyr. On découvre aussi le fonctionnement d'une agence de renseignement privée qui a son siège en Belgique et travaille pour le compte de mystérieux commanditaires aux Etats-Unis... C'est clair, bien écrit, très instructif, d'une construction parfaite... et parfaitement impersonnel. On dirait que le romancier s'est ingénié à gommer tout ce qui aurait pu singulariser son style. Pourquoi pas ? Mais ce parti pris n'aide pas à faire naître une véritable émotion.

DIMITRI, L'AGENT AMOUREUX

Jasmine est sans doute très séduisante, déchirée entre ses deux éducations, mais un peu trop froide pour nous bouleverser. Le personnage le plus attachant est encore Dimitri, l'apprenti espion, un jeune médecin envoyé en Mauritanie pour surveiller des collègues islamistes, et qui fait l'erreur de tomber amoureux. C'est le genre de chose qui ne pardonne pas dans un monde de cyniques et d'illuminés...

Plutôt que de nous assurer, selon la formule consacrée, que toute ressemblance avec des personnes réelles serait purement fortuite, Jean-Christophe Rufin complète son livre par une postface intéressante. Il reconnaît quelques "dettes infidèles". Entendez par là des rencontres marquantes dont il s'est inspiré.

Une nuit de Noël, en 2007, il a accueilli à Dakar le survivant d'un attentat commis contre une famille française en Mauritanie. L'ambassadeur ne s'en est jamais vraiment remis. Des années auparavant, en tant que militant humanitaire, il avait croisé la jeune veuve d'un consul de France, abandonnée par l'administration, qui frappait à toutes les portes et allait finir par être engagée dans un service du protocole... Il regrette de n'avoir pu l'aider.

"Arracher les détails à leur contexte, écrit-il, les mêler à d'autres auxquels ils sont étrangers, s'en servir comme tremplin pour l'imaginaire, et ajouter à des événements authentiques des développements inventés, voilà quelques-unes des méthodes par lesquelles le romancier altère la réalité pour en faire le matériau de ses rêves." Ce n'est pas nouveau, c'est même assez banal, mais toujours passionnant à décortiquer.

Robert Solé